Un clocher de guingois, une entrée dans la pénombre, il est des endroits qui ne s’offrent pas si facilement. Mais une fois dans l’antre, l’aura internationale du maître des marionnettes bruisse et ce léger souffle crée un lien émotionnel entre les spectateurs, corps exogènes dans cet environnement feutré et chargé de souvenirs mais aussi déjà familiers du travail – ou du moins en confiance face à l’expérience qui les attend. Il faut dire qu’avant la rencontre (ou les retrouvailles, car « La Bataille de Stalingrad » a été présenté au Festival d’Avignon en 1997 et dans de grandes maisons en France) avec l’univers de Rezo Gabriadze, les propositions géorgiennes avaient de quoi mettre à mal même les plus endurants.
Pour cette 8e édition du Festival international de théâtre de Tbilissi, une des manifestations culturelles les plus importantes du Caucase et des pays de la mer Noire, l’envie de découvrir la vivacité des créations géorgiennes a pris volontiers l’ascendant sur le programme international, qui affichait pourtant fièrement Ostermeier, Suzuki et les Dakh Daughters entre autres.
Choisir l’aventure donc – que l’on imagine facilement légère et exotique – se révèle être fascinant culturellement mais parfois incompréhensible artistiquement. Portées par des compagnies dont on sent dans l’instant la générosité et l’amour de leur art, les représentations oscillent entre plusieurs corpus de références (esthétiques, géographiques, politiques, littéraires) qui rendent leur lecture impossible et noient les intentions pour des yeux en manque d’acculturation (au sens propre également, les surtitres étant insuffisants voire inexistants et le géorgien n’ayant aucune parenté idiomatique avec les langues indo-européennes, la tâche se révéla ardue). Avouons-le, la difficulté a tendance à nous exciter, alors à bas contraintes et conventions, le festival est un espace de liberté où tout s’exprime plus directement, vertus du temps limité et condensé ; à nous donc d’écarter les branches et de nous y frayer un chemin.
S’attacher d’abord au sensible quand l’intellect est contraint à la reddition, se concentrer à recevoir les mélopées et les danses, toujours très présentes sur les plateaux. Oublier les lanières en cuir, les spartiates jusqu’aux cuisses et les corps huilés, qui résonnent comme un porno tourné sur l’Olympe dans les années 1970, jusqu’à l’érection finale de la dague, majestueuse, se déployant sur la scène. Oublier aussi les performances underground avec l’eunuque chantant en passant la serpillière avec son corset à paillettes, les hurlements et les gâteaux sauvagement écrabouillés sur les murs en béton. S’attacher surtout à l’enthousiasme du public, toujours debout, remerciant les acteurs pour le moment partagé, fier d’y être et de participer au rayonnement de son peuple.
Un chiasme pour exprimer l’ambivalence finalement résolue de cette équation, car c’est par la langue et les mains que tout prend vie et sens ; les nuits ne sont pas là pour abriter le sommeil mais la chaleur des discours et le goût du vin que l’on tient ici pour un art millénaire. La table syncrétise les esthétiques et les saveurs, les langues se mêlent sans se comprendre mais avec une envie partagée de faire s’interpénétrer leurs mondes. Table que l’on retrouve au centre de « Prometheus », mis en scène par Data Tavadze, où tous les acteurs ont l’âge de l’indépendance de leur pays et qui devient l’épicentre d’un travail léché et mystique sur le son et les images. Mais ce sont les mains et les maux du marionnettiste Gabriadze qui achèvent d’apprivoiser nos esprits, et c’est par la fable, la poésie et l’émerveillement que tout se termine et que tout s’éclaire.
Se faire manipuler en douceur, en gravité, en force et en rire, se laisser atteindre enfin par la gentillesse des hommes, voilà pourquoi la sagesse populaire aime à dire qu’on ne vient jamais qu’une seule fois en Géorgie.